CHAPITRE XV

Chroniques mytanes (extraits).

« Contrepoint de vue », d'Anika Veyyedin.

 

 

Parmi les nombreux éléments socioculturels que les evres ont mis au rebut pour construire la civilisation mytane (religion, économie, commerce, technologie), le moins cité, voire l'oublié de nos exhaustives études est exactement celui dont l'absence devrait faire trembler n'importe quel sociologue, soit-il misanthrope : l'art. Les evres ont inventé une société sans écrivain, sans musicien, sans peintre, sans sculpteur, sans poète, sans acteur, sans humoriste, sans conteur…, sans aucune possibilité d'exprimer la moindre fantaisie, sans aucune possibilité d'échapper aux vicissitudes du quotidien, sans rêve et sans rêveur. Si j'étais le docteur En Sue, je ponctuerais une de mes leçons mytanes d'un « Pourquoi les evres ont-ils refusé d'user du fantastique levier d'occultation idéologique que constitue l'art ? » mais je suis son cauchemar préféré et j'écris plutôt : le problème avec l'art, ce sont les artistes. Ils sont incontrôlables.

 

*

**

 

Do-Kesif était un Maître de Chasse serein, conciliant et conciliateur. Ce qui était précisément ce que sa fonction aurait dû lui interdire, mais il y avait peu de Chasses en Saraz et les Duels s'y faisaient rares. En Ad-Anevraz, on s'en fût inquiété et on l'eût déploré, alors que lui s'en félicitait. Il croyait en la Saraz de San Saïvi, et celle-là se passait de tueries. Bien sûr, il ne pouvait l'avouer qu'à San Saïvi… Qu'un warsh l'apprît, et il n'aurait plus qu'à statuer sur une Chasse Ouverte dont il serait le gibier. En fait, il avait déjà suffisamment de problèmes avec le Carré, ses quatre subordonnés que son « pacifisme » (modéré) peinait au plus haut point.

Ce matin, comme beaucoup de matins, le Conseil allait siéger dans le vide : valider quelques Duels, ajouter deux, trois noms sur des Tableaux, enregistrer une poignée d'ascensions de Couleurs et s'étriper à propos de la Requête de Norah. Il n'y aurait pas d'audience (fort heureusement), et le Maître n'aurait pas à déclarer de Chasse. Kesif risquait de s'ennuyer, sauf s'il entrait dans la polémique du Carré (deux de ses membres souhaitaient satisfaire Norah, un y mettait, comme Kesif, la condition que Norah se présentât devant le Conseil, le dernier s'indignait qu'on pût envisager d'agréer une Chasse qui dérogeait à toutes les règles). Ces empoignades étaient stériles : le Carré conseillait, le Maître décidait, et le Maître attendait do-Avanan pour suivre son point de vue, peut-être par couardise.

Les audiences étaient publiques, mais à part deux sydo qui briguaient un poste au Conseil, trois Rouges désœuvrés affectés à la garde et leurs apprentis stupides, personne n'y assistait jamais, sauf lorsqu'un warsh venait requérir une Chasse, moins d'une fois par mois depuis un an. Dire que la salle pouvait contenir deux cents personnes !

Le Conseil débuta tristement en expédiant les affaires courantes et, comme prévu, s'enlisa dans la ritournelle « Norah ». Même les sydo et deux des Rouges s'en mêlèrent, puis l'impensable se produisit, et Kesif l'accueillit comme un bienfait.

Il y eut d'abord une clameur à l'extérieur, de l'autre côté de l'immense porte principale, puis quelques éclats de voix, et les deux battants s'ouvrirent brutalement sous la poussée coléreuse d'Haÿn a-khan. En le voyant, do-Kesif se frotta mentalement les mains : Haÿn leur apportait du travail, une Chasse soignée contre un sy de haute couleur ou la liste des victimes dont quelque Duel nocturne allait décorer son Tableau. Ensuite, Haÿn s'écarta, et le Maître vit le ksin, une grande femelle tigrée et blanche qui accompagnait un petit ille très laid. Kesif eut du mal à masquer son sourire.

— Haÿn a-khan ! tonitrua-t-il. Qu'est-ce que ce vacarme ?

Haÿn traversa l'immense salle en cinq foulées démesurées, attendit que l'ille et le ksin l'eussent rejoint et salua.

— Lodh-ille a une requête, articula-t-il posément. Je ne voudrais pas rater une audience pareille.

Et il alla s'asseoir au premier rang, laissant l'ille seul face à l'estrade et le Conseil de Chasse. Quelque orage monumental devait couver car le silence était d'une qualité écrasante. Même les sy qui avaient suivi l'étrange trio ne firent pas le moindre bruit en s'installant. Kesif se refusait le droit de penser, il attendait que l'ille parlât.

— Maître, commença-t-il de façon très protocolaire, je requiers l'Honneur de Chasse contre Norah a-khan.

Le silence changea de texture. Il tanguait entre la stupeur et l'indignation.

— L'Honneur de Chasse ? répéta Kesif, comme si l'ille ne savait pas la valeur des mots qu'il avait prononcés. Le Carré t'écoute, Lodh-ille.

En récitant cette phrase (qu'il ne récitait pas, pour la première fois depuis longtemps), il admettait la légitimité de la démarche et coupait court à toute vitupération. Le Carré ne pouvait pas se défiler. Pourtant do-Nemm tempêta.

— Non, le Carré n'écoute pas ! hurla-t-il en se dressant sur ses ergots. Un ille n'a rien à faire ici.

— Assis ! ordonna Kesif (Et do-Nemm se rassit, contraint mais furieux.) Je te rappelle que les audiences du Conseil sont publiques, Nemm, et qu'aucune règle ne précise la nature du public.

Nemm se renfrogna. De-Leti prit le relais :

— Un ille ne peut pas requérir d'Honneur de Chasse, Maître. (Leti était un calme, il ne haussait jamais le ton.) Parce qu'il n'a pas d'Honneur de Vie.

— L'Honneur de Vie est un privilège accordé par les Reproductrices, convint Kesif. (Du moins fit-il semblant.) Les warshes seuls doivent leur existence à l'approbation d'une Reproductrice, un ille est donc dépourvu d'Honneur de Vie. (Il laissa Leti se rengorger de cette approbation, puis il prit son air le plus naïf.) Je ne vois pas le rapport avec l'Honneur de Chasse, do-Leti, la Règle ne fait mention nulle part d'une relation de cause à effet et le Conseil n'est pas habilité à l'enrichir mais à la faire appliquer. L'Honneur de Chasse dépend uniquement de l'Honneur de Prédation, n'est-ce pas ?

Leti hocha la tête ; acceptation contrainte.

— Le Carré t'écoute, Lodh-ille, répéta Kesif.

Lodh Ilodi Lodj raconta la claque que Norah avait infligée à Audh à Sal-la Danid et la réplique qu'Audh lui avait donnée, puis il relata l'enlèvement de Ryline et Aden, la provocation et la menace, enfin il détailla par le menu ce qui s'était produit dans l'entrepôt. Il le fit comme l'eût fait un jeune sy, avec les formes que lui avait enseignées Haÿn, mais sans les subtilités de la Requête. Kesif devait convenir que Lodh-ille respectait la Règle avec une aisance étonnante. Toutefois, s'il continuait à rabrouer le Carré, il ne pouvait pas accéder à sa demande, toute justifiée qu'elle fût, car cela créerait un précédent trop regrettable pour que la Citadelle fermât les yeux. Le Maître de Chasse tenait à conserver sa fonction et sa vie.

Les dix minutes suivantes furent consacrées à la bêtise gratinée du Carré. Nemm et Pelah aboyèrent au scandale, Toci se croisa les bras en bougonnant que cette audience illégitime était fermée et Leti fit rire une assistance de plus en plus nombreuse par quelques mauvaises plaisanteries d'une grâce pachydermique. Do-Kesif commençait à bouillir, les sy rameutaient les sy, et une salle à moitié pleine participait grassement à ce qui risquait de devenir le déclin terminal de son autorité. Il leva la main gauche et attendit que le silence se fît, mais do-Leti continuait ses galéjades et cent sy chahutaient les murs de leurs rires imbéciles.

— Silence ! (Kesif se dressa violemment, en assenant une claque de douze tonnes à la table de marbre, et ses cent vingt décibels de rage étouffèrent la rumeur. Il toisa presque chaque paire d'yeux d'un regard menaçant puis se rassit pour se concentrer sur le visage de l'ille.) Lodh-ille, le Carré t'a entendu et il estime ta Requête irrecevable. As-tu quelque chose à ajouter avant que je rende l'Honneur ?

L'ille était toujours debout (le ksin toujours assis à sa gauche), et ni la méchanceté gratuite de la salle, ni la froideur fonctionnelle du Maître de Chasse ne paraissaient l'émouvoir. Il patientait, rien de plus.

— Oui, dit-il, si doucement que tous durent étouffer le battement de leur cœur pour entendre la suite. J'ai recours au Conseil parce que la vie de mon ennemi est soumise aux Règles, parce que je veux punir son acte d'injustice par sa propre justice, parce que le respect que j'ai à votre égard est la seule garantie qu'aucune offense ne s'ajoutera aux infamies d'a-Norah… (Il regardait do-Kesif droit dans les yeux et, si sa voix s'était enflée pour désigner Norah de la marque des hors-caste, il acheva comme il avait commencé : à voix basse :) Parce que, de toute façon, a-Norah est mort.

Peut-être son calme, peut-être ses paroles, peut-être la mémoire collective : aucun warsh présent n'en doutait. Des crocs du ksin tigré ou des griffes de n'importe quel ksin, Norah était en sursis, à la fin de son sursis.

— Je comprends tes raisons et j'apprécie ton respect. (Pour do-Kesif, c'était le moment de rendre l'Honneur.) Mais à défaut d'approuver ses arguments, je partage l'opinion du Carré et je ne permettrai pas à un ille, pas plus qu'à un beese ou un myste ou qui que ce soit qui ne naquit pas d'une Reproductrice, d'ouvrir un Tableau. La Chasse est un privilège de notre caste, comme l'administration, comme le travail, comme l'oisiveté ou la folie sont ceux d'autres castes, et seuls les evres peuvent altérer les privilèges et les castes. En outre, les mystes et les illes dérogeraient aux Règles et à l'Art de Chasse parce qu'ils abattraient le gibier sans combattre, les uns de leurs pouvoirs, les autres de leurs ksins. (Les spectateurs avaient été hésitants. Quelques-uns d'entre eux commencèrent à approuver timidement. Do-Kesif les élevait à sa raison.) D'autres éléments moins importants, mais qu'il ne faut pas ignorer, renforcent ma décision : Norah a-khan n'est pas hors-caste, ce qui est la condition première du giboyage, et sa Requête précédant la tienne, j'aurais dû l'examiner en priorité. (Il jeta un œil au Carré. Les do se mordaient les doigts de n'avoir pas pensé à cette objection quand ils prétendaient ne pas entendre l'ille.) Et pour finir, dans cette affaire, tu n'es pas concerné par l'Honneur ; c'est Audh-ille, la compagne du ksin défunt, qui aurait dû accomplir cette démarche.

Do-Kesif en avait terminé. Le Carré était silencieux et s'efforçait de se faire oublier, il avait eu gain de cause mais le calme et le formalisme du Maître l'avaient ridiculisé. La salle aussi était muette, satisfaite de la décision, honteuse d'avoir ri aux inepties de do-Leti, fière de posséder le plus avisé des Maîtres de Chasse. Haÿn a-khan se leva et do-Kesif se contracta. L'audience n'avait pas pris fin.

— Depuis quand conclut-on sans s'inquiéter de savoir s'il se trouve quelqu'un pour parler en l'Honneur du Requérant ? demanda Haÿn d'une voix forte.

— Ai-je conclu ? riposta Kesif, trop heureux de n'avoir pas prononcé la phrase rituelle. C'est toi qui souhaites parler pour Lodh-ille, Haÿn ? En quel Honneur, Haÿn ? Celui d'Audh-ille, que la Requête de Norah a-khan précède ?

Tous les regards étaient braqués sur le spadassin de San Saïvi, d'abord parce que tous le craignaient, ensuite parce que tous se réjouissaient de le voir se ridiculiser.

— Le Conseil a écarté la Requête de Norah parce qu'elle n'avait en fait pas été effectuée. (Haÿn, lui, parlait avec violence.) Le Maître de Chasse l'aurait-il oublié ? (Do-Kesif ne pouvait pas se sentir seul accusé. Tous les sy et le Carré baissèrent les yeux.) Soit le crime de Norah s'est effectué sous ordre, auquel cas je requiers une Chasse contre le maître d'œuvre pour avoir contraint un warsh à enfreindre les Règles, soit il a été accompli de sa propre initiative et le Conseil doit déchoir Norah de la caste pour que n'importe qui puisse exercer l'Honneur de Prédation… puisque Norah s'est servi de son ascendant pour enrôler des sy dans son exaction.

C'était clair, net, parfait. Les règles avaient été transgressées (indiscutable !), le responsable devait payer (enchaînement aussi logique qu'incontournable). Il était hors de question de donner Diter à Haÿn, do-Kesif ne lui eût pas survécu une semaine si Avanan ne l'avait pas tué en arrivant à Tann-Tori, la Citadelle eût donné l'ordre de l'exécuter immédiatement. Donc Norah a-khan, devenait a-Norah, et Audh-ille perdait la préséance d'Honneur en faveur de qui voulait bien la prendre ; Lodh-ille, par exemple. Du moins sans les considérations socio-politiques avancées par le Maître de Chasse. Haÿn, d'ailleurs, entreprit de les massacrer :

— Interdire la Chasse à un ille, ou un myste ou n'importe qui né d'un ventre moins fertile que celui d'une Reproductrice, est une décision arbitraire qui ne tient d'aucune règle mais de la seule appréciation du Maître de Chasse. (Haÿn parlait trop bien pour la plupart des sy présents, mais ils l'écoutaient avidement parce que Saraz n'était pas Ad-Anevraz et parce qu'ici, l'appréciation de quelque warsh que ce fût se devait d'être plus que viscérale.) L'argument du privilège de caste est irréfutable et mon opinion est la tienne, Maître Kesif, il ne faut pas ouvrir de Tableau qui ne soit pas warsh. Jamais. (Haÿn maniait aussi bien la démagogie que Kesif. La salle lui était acquise.) Mais celui des pouvoirs mystes ou des griffes ksins est maladroit : chacun combat à sa façon, et je n'autoriserai personne à sous-entendre qu'il est préférable de s'humilier devant un ille plutôt que de défier un ksin… Ou alors il faut trembler à l'idée de refuser un Honneur à Lodh-ille, parce qu'une centaine de ksins, fouillant les rues puantes de Tann-Tori à la recherche d'a-Norah, pourraient bien massacrer ceux qui préfèrent protéger un hors-caste plutôt qu'appliquer les Règles en toute impartialité.

Spontanément, les sy se mirent à taper du pied pour rendre hommage au discours d'Haÿn. Kesif savait trop bien ce qu'il lui restait à faire. Il leva la main. Le silence suivit cette fois instantanément, et il rendit l'Honneur.

— Je déclare Norah hors-caste, prononça-t-il lentement. J'entends que cette déchéance n'entraîne aucun précédent d'aucune forme que ce soit. Je décrète donc une Chasse Ouverte contre a-Norah, et je rappelle que toute assistance qui lui sera portée étendra la Chasse au secoureur… Le cas échéant, j'interdis à Lodh-ille de venir quémander l'ouverture d'un Tableau.

Tous les honneurs étaient saufs et Lodh-ille avait la voie libre pour lancer son ksin sur Norah. D'une dernière phrase, Haÿn, insista bien sur ce point :

— C'est une Chasse Ouverte qui n'enrichira aucun Tableau, Maître Kesif. (Il jeta un regard circulaire sur toute l'assemblée.) Aucun Tableau, répéta-t-il.

Et Kesif savait d'ores et déjà que le nom de Norah ne serait jamais inscrit nulle part. Le Tableau de Duel d'Haÿn a-khan était garant de cette « promesse ». Finalement, il n'était pas mécontent de la tournure prise par l'audience. Mais il lui faudrait tout de même s'expliquer devant Avanan.

Honneur de chasse
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